Archives mensuelles : mai 2015

La synergologie, un nouveau paradigme

La synergologie est une discipline nouvelle et populaire. Elle se trouve, de fait prise entre deux feux : ceux qui ratingvoudraient en négliger la nouveauté parce qu'introduire de la nouveauté oblige aussi à écarter quelques idées au passage, et ceux qui pensent que tout ça n'est pas nouveau, d’autant que beaucoup de travaux existent dans le champ du non verbal.

La synergologie est apparue dans le champ de la communication non verbale au moment d'un changement de paradigme.

La connaissance  traditionnelle du langage "non verbal" est basée sur deux postulats   :

  1. Le langage corporel est le langage qui accompagne le langage verbal.
  2. Le langage corporel est le langage des émotions.

Le propre d'un postulat est qu'il n'a pas besoin d'être démontré. En psychologie par exemple, le postulat de base veut que le psychisme de l'être humain le définisse. Evidemment s'il s'avérait que le psychisme n'existe pas, l'édifice psychologique s'effondrerait de lui-même. Mais en attendant ce postulat est bien solide. Pour les sociologues le postulat de base veut que les  rapports sociaux soient structurants pour l'individu. Chaque discipline repose ainsi sur un certain nombre de postulats qui n’ont pas à être discutés, parce que c’est autour d’eux que la discipline se forge.

Or les deux postulats précédents relevant du non verbal, et tenus pour vrais pendant très longtemps ont besoin d’être réexaminés aujourd’hui, à la lueur des observations faites grâce aux moyens modernes d’investigation.  Ils obligent à considérer la dimension corporelle du langage non verbal un peu différemment.

Reprenons les deux postulats issus du paradigme traditionnel :

1. Le langage corporel accompagne le langage verbal.

Le langage corporel dans le champ académique c'est ce qu’on appelle le plus souvent la gestuelle, et évidemment la gestuelle accompagne le langage verbal. A ce titre, il est dit que le langage corporel est co-verbal.  D’un certain point de vue, comme les propos sont généralement accompagnés de gestes, tout ça fait tellement de sens qu’il ne semble pas y avoir de raison de remettre en question un postulat si évident. Or aujourd’hui, au regard de l'imagerie cérébrale autant que de certaines expériences plus traditionnelles, la dimension « co verbale » du langage du corps  semble largement marginalisée au détriment d'autres dimensions de ce langage. Prenons d'abord deux exemples. Ackerman et al (2010) ont montré que lorsque deux personnes négocient sur des chaises molles, elles négocient plus mollement que si elles négocient sur des chaises dures (!). La texture des chaises est reconnue par le corps qui envoie des messages au cerveau. Chen et al, (2001) ont observé de leur côté que les personnes qui avaient des objets rugueux dans les mains négociaient plus âprement que celles qui avaient  des objets mous. D'autres expériences de ce type existent, elles traduisent le fait que les sensations envoyées par le corps préparent le cerveau à penser comme il va le faire.  Le message envoyé par le corps aura un effet sur la teneur du message verbal,  le corps (en fait les zones sensorimotrices du cerveau reliées plus directement au corps) prépare la personne à penser ce qu’elle va dire, bien avant qu'elle ne le dise.

Toutes ces expériences faites dans d’autres champs que celui du non verbal proprement dit, permettent de comprendre que le langage corporel n'accompagne pas le langage verbal mais qu'il le précède. Il prépare de manière non consciente pour elle la personne à dire ce qui ne va émerger sous forme sonore et verbale que plus tard.  Et tout le paradigme synergologique revient non pas à chercher le co-verbal, mais plutôt la trace corporelle de la pensée non consciente, qui peut déjà être observée dans certaines conditions sur le corps, à travers son langage.

Ces expériences conduisent à penser qu’un être humain peut également être traversé par plusieurs rythmes corporels qui s’entremêlent, parce que la personne peut traiter plusieurs pensées en même temps, et que toutes ces pensées n’ont pas toutes le même niveau de maturation.  Nous clignons des paupières environ toutes les 2 secondes et ne changeons de position assise que toutes les dix minutes environ. Pendant que les clignements de paupières permettent d'intégrer activement les informations venues de l'extérieur, les jambes en position assise peuvent être dans un repos presque total. Toutes les parties du corps ne sont donc pas engagées au même titre dans l'interaction, et les rythmes corporels ne sont pas co-verbaux loin de là. Ils sont pluraux.

Renverser le paradigme dominant,  c’est dire que ce n'est pas le langage corporel qui est co-verbal, c'est le langage verbal qui est co-corporel. Cette façon de voir est plus logique aujourd’hui ( Bechara et al, 1997, Damasio et al, 2000, Haynes, 2006, Gazzaniga, 2011, Chen et  Bargh, 1999,  Bargh, 1992, Chen et al, 2001, Barsalou, 1999, Bower, 1991). D’une certaine manière, « le corcept précède le concept », mais le bouleversement à introduire pour faire passer cette idée dans certains champs de la réflexion est considérable.  

Dans la réflexion sur le langage corporel, la synergologie peut jouer un rôle intéressant car ces phénomènes sont observables, ils peuvent être numérisés et comparés à condition d’avoir une grille de description du langage corporel exhaustive (nous y reviendrons dans le prochain article).  La chance énorme de ce champ, c’est qu’il est possible de passer plus facilement qu’on ne le pense de la théorie à la pratique, grâce à l’observation visuelle.

Un second postulat demande également à être discuté. Le postulat à l'effet que le langage corporel soit le langage des émotions, parce que là encore  la proposition est tellement réductrice qu’elle empêche de comprendre ce qu’est le langage corporel et à quel point il est utile à la compréhension de la relation.

2. Le langage corporel est le langage des émotions.

Certes les émotions inscrites sur le visage et le corps méritent d'être repérées et décrites avec précision mais le langage corporel ne saurait se résoudre à n'être que le langage des émotions. Il est autant le langage de la cognition que le langage des émotions. Il est autant le langage de la relation que le langage des émotions.  Une personne à l'écoute, bien concentrée dans un entretien ou une réunion d’équipe, laisse passer très peu d'émotions. Pourtant, elle dispose bien d’un langage corporel qui exprime ce qu’elle pense mais qu’un travail sur les émotions ne permet pas de rendre compte.

Là encore, dire que le langage corporel relève autant de la relation, de la cognition que des émotions, relève d'un changement de paradigme.  Une personne peut être attristée par l’attitude d’une personne qu’elle apprécie pourtant profondément. Qu'est-ce que le corps traduira-t-il à votre avis : de la tristesse ou du lien ? Et bien, il traduira les deux états en même temps. Une émotion négative et une qualité de relation.

Une personne effrayée et stressée peut, soit s’arrêter subitement  de réfléchir, soit ne pas interrompre le cours de ses pensées. Il y a là de l’émotion et de la cognition. Ne prendre en compte que les émotions, conduit à se couper de l’information corporelle la plus intéressante, celle qui veut que cette personne continue d’être présente ou qu’elle se coupe parce qu’elle est trop effrayée.  Dans un cas, vous allez continuer à dialoguer avec elle, et dans l’autre, surtout l’écouter pour lui permettre d'évacuer son mal-être. 

Si on répète comme un mantra que le langage corporel c’est le langage des émotions, on passe à côté de sa diversité. Et on passe à côté des phénomènes les plus intéressants à observer pour qui est intéressé par l’autre.

Évidemment, ce changement de paradigme oblige à la création de nouveaux outils pour analyser autrement  le langage corporel. Dire que le langage corporel est traversé par différents rythmes, sans théoriser ces différents rythmes et se donner les moyens de les observer n’aurait pas grand sens.

Dans le prochain message nous évoquerons  la démarche synergologique.

 

Bibliographie sommaire :

 

Ackerman, J. M., Nocera, C. C., & Bargh, J. A. (2010). Incidental haptic sensations influence social judgments and decisions. Science, 328(5986), 1712-1715.

Bargh, J.A. (1992). Being unaware of the stimulus vs. Unaware of its interpretation : why sublimality per sedoes matter to social psychology, in R. Bornstein & T. Pittmann Eds, Perception without awareness. New-York: Guilford.

Barsalou, L. W. (1999). Grounded Cognition. Annual Review of Psychology, 59, 617–645.Bechara, A., Damasio, H., Tranel, D., & Damasio, A. R. (1997). Deciding advantageously before knowing the advantageous strategy. Science, 275(5304), 1293-1295.

Bower, G. H. (1991). Mood Congruity of Social Judgments. In J. P. Forgas (Eds.), Emotion and Social Judgments (pp. 31–54). Oxford: Pergamon Press.

Brouillet, T., Heurley, L., Martin, S., & Brouillet, D. (2010). Émotion et cognition incarnée: La dimension motrice des réponses verbales «oui» et «non». Canadian Journal of Experimental Psychology/Revue canadienne de psychologie expérimentale, 64(2), 134.

Chen, S., & Bargh, J. A. (1999). Consequences of Automatic Evaluation: Immediate Behavior Predispositions to Approach or Avoid the Stimulus.Personality and Social Psychology Bulletin, 25, 215–224.

Clark, A. (1997). Being there: Putting Brain, Body, and World Together again. Cambridge: MIT Press. Content, A., Mousty, P., & Radeau, M

Clark, A. (1997). Being there: Putting Brain, Body, and WorldBarsalou, L. W. (1999). Grounded Cognition. Annual Review of Psychology, 59, 617–645

Damasio, A. R., Grabowski, T. J., Bechara, A., Damasio, H., Ponto, L. L., Parvizi, J., & Hichwa, R. D. (2000). Subcortical and cortical brain activity during the feeling of self-generated emotions. Nature neuroscience, 3(10), 1049-1056.

Gazzaniga, (2011) Le libre arbitre et la science du cerveau. Ed Odile Jacob, (pp 141-142)Gibson, J. J. (1977). The theory of affordances. Hilldale, USA.

Haynes, J-D. (2006). Decoding mental states from brain activity in Humans, Nature Reviews Neuroscience, vol. 7(7), pp. 523-34, 2006 Compte rendu Cerveau et psycho, n°41 septembre-octobre 2010, pp-70-72.